En guise de conclusion...


L'avion et son cocher (juillet 2012)

Dans Les tricheurs, film culte, comme on dit, de ma génération, le héros, un adolescent, déclare: "il faut vivre dangereusement sinon la vie ne vaut pas la peine d’être vécue" et, sous le regard éberlué d’autres adolescents, enjambe le rebord de la fenêtre et au-dessus du vide de cinq étages, progresse sur l’étroite corniche vers une autre fenêtre…
"Quand je serai grand je serai … acrobate ou pompier ou aviateur ou alpiniste" disaient les petits garçons et parfois les petites filles, du moins ceux et celles qui avaient en eux cette pulsion aventureuse. C’est un peu de cela que l'on retrouve, me semble-t-il, chez le pilote de formule 1, le navigateur solitaire, le cosmonaute des temps "héroïques", le chuteur, le grimpeur, l’alpiniste… et le pilote de monoplace. Je m’en doutais (un peu) depuis longtemps mais cette incursion dans ma mémoire et ces pages écrites d’un trait dans le silence, le calme, le temps immobile de Goz Beïda à proximité de ce petit Maule, posé là comme un défi, me font comprendre que c’est tout à la fois au petit garçon que j’étais à 5 ans (je serai aviateur, disais-je fermement) et à l’adolescent des "tricheurs" que le pilote de monoplace que je suis est resté fidèle. Immature, alors? se demande, à peine interrogatif, le psy de service. Peut-être. Mais si être immature c’est choisir de vivre pleinement… mon choix est fait, je veux bien être immature et vivre pleinement non pas dans le risque gratuit de celui qui joue à la roulette russe, mais en situation. L’action s'inscrit alors dans un contexte social, qu’il soit de loisir ou professionnel, qu’il soit rétribué ou bénévole, et l’individu doit s’assumer et assumer la responsabilité de ses actes face aux circonstances qu’il rencontre. Il y a du défi dans cette façon de vivre. Alors, défi de la mort? Oui, probablement. Mais être mature n’est-ce pas plutôt regarder la mort en face, non plus pour la subir ou la craindre mais pour tenter d’en maîtriser la perspective. A la relecture, j’ai conscience qu’elle est souvent présente dans nombre de ces anecdotes même si je ne la nomme pas. Présente mais ajournée.
Bien évidemment l’aviation est pas que cela: c’est avant tout cette chaîne de solidarité autour de la machine et de la mission – qu’il s’agisse de guerre, de courrier ou d’évacuation sanitaire – qui unit ou devrait unir mécaniciens, pilotes (c'est l’évidence) et commanditaires (ce qui l’est parfois moins).
L’aviation, je devrais plutôt dire d’ailleurs "l’exploration de la troisième dimension", c’est aussi la découverte d’un monde riche de sa diversité et de celle de ses vecteurs. Alors la quatrième dimension, je veux dire le temps, constitue une variable susceptible d’être comprimée ou au contraire étirée selon les circonstances et l’intensité avec laquelle elles sont vécues. C’est de cette diversité et des variations de la composante-temps que, je l’espère pour leurs lecteurs, ces anecdotes auront su donner la juste expression. Du Stampe au Mystère IV A en passant par le Fouga Air et le T33,du Crusader au Maule et au CESSNA, de l’Atlantic au Parapente et à la chute libre, j’ai eu et j’ai encore la joie d’explorer cet univers pour lequel j’ai préservé lors de chaque vol un moment de pure contemplation. Un monde dont Charles Baudelaire en poète qu’il était a su parfaitement décrire et comprendre, sans pourtant l’avoir exploré, ce qu’il peut apporter de lumière et de sérénité à celui qui y voyage, sous le titre évocateur de "Elévation":
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins.
Toutefois avant de refermer ce cahier, je voudrais me rappeler pour le leur dédier ceux qui n’auront pas eu le loisir d’écrire leurs anecdotes personnelles parce qu’une tragédie a arrêté trop tôt le cours d’une vie heureuse.
Il y a tous ceux entrevus dont j’ai le plus souvent, mais pas toujours, oublié le nom. Et ceux un peu mieux connus comme ce capitaine (nous étions élèves ensemble à Tours au 3ème escadron) dont le Super Mystère B2 a "déclenché*" en dernier virage à Perpignan le même jour où la 12F se mettait en place à Nîmes pour un grand exercice.
Et puis ceux qui ont compté parce que la vie et l’aviation nous avaient réunis :
Maître Principal Roger, de huit ans mon aîné, qui fut celui qui m’initia à la conduite de patrouille, mort à 34 ans. Il aimait faire passer son savoir et dans les moments de détente, savait nous réjouir par une excellente imitation de Lionel Armstrong accompagné à la guitare par un mécano mélomane
Enseigne de Vaisseau Ben, que j’avais connu officier marinier puis qui fut officier de sécurité des vols à la 12F dont j’étais alors en charge des opérations: drôle, fin, compétent, remarquablement adroit, il mourut lors du convoyage d’un Crusader sortant de grande visite. Panne de moteur au décollage de Cuers. Il tenta de s’éjecter mais le siège ne partit pas. Qui donc avait failli dans ses tâches? Mystère… Elles durent être longues ces secondes où le visage recouvert par le rideau d’éjection, il attendait la vie et trouva la mort.
Jacques, pilote d’Etendard; nous avions préparé Navale ensemble à Toulon, il enchantait ses camarades avec son accent du midi et sa bonne humeur. Lui aussi déclencha en dernier virage un lundi matin de l’hiver 1970, laissant trois enfants avec leur mère.
Pierre Henri, de deux ans mon aîné: ensemble à l’Ecole navale, c’est sur Stampe que nous avions commencé à nous connaître et à lier amitié. A Salon il m’avait dit : "Quand on est amoureux il ne faut pas se poser de questions, on se marie!" Nos avis divergeaient sur cette affaire comme sur quelques autres (à une soirée ne m’avait-il pas dit d’un ton sarcastique: "je vois que tu as autant de foulards que moi j’ai de cravates..." ce qui m’avait fait bien rire.). Il était comme ça et nous nous aimions bien. Et puis lors de l’appontage de son Fouga sur l’Arromanches** le brin d’arrêt cassa. L’avion, trop lent pour redécoller, trop rapide pour s’arrêter, après avoir fauché un directeur de pont d’envol, passa par-dessus bord; son passager en place arrière, sous-marinier et transmetteur, émergea de l’eau, indemne mais pas Pierre Henri. Pour lui aussi il dut y avoir de très longues secondes.
Michel de mes anciens*** était un pilote particulièrement fin ; nous nous sommes connus à Salon, puis à Tours, Hyères…et finalement Landivisiau où il pilotait les Etendard de la 11F. Toujours un peu ironique, cultivé et plein d’humour, matheux aussi, il s’était marié dès avant Salon. Puis il quitta les monoplaces pour la patrouille maritime. En février 1970, par une nuit où le suroît noyait la base de Lann Bihoué sous la pluie et le vent, après avoir changé à trois reprises d’avion, c’est très tard dans la nuit qu'assisté d’un jeune copilote, il décolla un Neptune P2V7, deux moteurs en étoile, deux réacteurs d’appoint. Il s’écrasa sur le dos à deux kilomètres de là et tout l’équipage périt. Que s’était-il passé? Peut-être, sans doute même, un horizon artificiel bloqué qui lui fit croire qu’il montait en ligne droite alors que la machine était en train de se retourner, lourde machine gorgée d’essence pour un vol de 12 heures au-dessus de l’océan démonté.
Et puis mon ami Yves; nous étions ensemble depuis l’Ecole Navale dans la même escouade. Se déclarant royaliste, catholique fervent, amateur de "bonne bouffe", fin cuisinier, plein d’humour, sachant tout sur Paris, ses boîtes de jazz, la mode dont il entretenait les jeunes femmes de Toulon qui ne manquaient pas de l’entourer. A Hyères nous habitions ensemble une superbe villa meublée en dix-huitième autrichien avec notre camarade Masse. D’accord sur rien sauf sur l’essentiel (l’aviation et l’humour), nous étions destinés à devenir de grands amis. Mais la Marine décida, à sa colère, de l’envoyer sur hélicoptère. Il n’aimait pas les voilures tournantes et dut même redoubler son cours de six mois. C’est le 27 janvier 1966 qu’au cours du dernier vol en dispositif, part de la progression, deux hélicoptères entrèrent en collision près de Dax, faisant quatre victimes. Le jour de son enterrement à Versailles, j’effectuais mon lâcher sur Crusader suivi d’un deuxième vol l’après midi. Le spectacle continuait, comme au cirque quand l’acrobate a raté le trapèze.
Il y eut aussi Patrick. J’étais officier de quart de l’état major à bord du Colbert en Méditerranée orientale et nous attendions un raid massif venu du Clémenceau en ce 11 mars 1979. Il était 12h15 quand le message tomba: "Compte rendu d’accident aérien grave… " Je me souviens avoir eu ce mot: "Non, pas lui! " Le pilote le plus adroit que j’ai connu, l’officier le plus apprécié que j’ai eu sous mes ordres. Comme on dit: un caractère affirmé, une volonté d’acier au service d’une intelligence remarquable. Accident de catapultage: l’avion part quand rien n’est prêt, un directeur de pont d’envol tué, un mécanicien emporté par l’aile de l’avion et l’Etendard qui tient l’air une dizaine de secondes avant de s’abimer tandis que le chef Avia ordonne par trois fois l’éjection… en vain. Patrick était officier-élève quand j’étais chef de service sur la Jeanne. Trois ans plus tard, Mike m’avait appelé: "Je vous envoie un bon." Toujours laconique, Mike. Alors pendant plus de trois ans j’avais veillé sur sa progression, d’autant plus exigeant qu’il était doué. Et puis la 17F ayant perdu trois avions et trois pilotes en quelques mois, il fallut chercher du renfort sur Crouze. Ce fut Patrick.
Il y eut encore ce commandant de Flottille de Super Etendard, titulaire de plusieurs centaines d’appontages de jour et de nuit. En cette nuit de juillet 1988 il s’écrasa sur l’arrondi du porte-avions au large de Djibouti et n’y survécut pas. Je l’avait vu deux jours plus tôt  quand j'étais venu tout spécialement pour m’entretenir avec les divers responsables du groupe aéronaval déployé dans l’océan Indien. Je les connaissais tous et tous étaient de bons camarades et parfois des amis. Mais avec lui, j’avais travaillé de façon étroite en métropole dans les mois précédents, avant qu’il eût fait mouvement vers les tropiques pour la relève du groupe aérien, et des liens de confiance mutuelle s’étaient peu à peu tissés.
J'évoquerai encore Raphaël, pilote de Mirage avant de l’être sur Crusader. Il avait effectué un changement d’Armée pour réaliser son rêve de jeunesse. C’est un jour de mars 92 qu’il rencontra son destin au cours d’un déroutement difficile à partir du porte-avions vers un aérodrome grec fermé ce jour-là à la circulation aérienne et situé dans une vallée encaissée dont les collines et montagnes alentour étaient cachées par d’épais nuages.

Pour en finir avec cette trop longue liste je citerai Jean. J'avais vu arriver un jour un jeune pilote souriant et joyeux. Je l'avais vu progresser au cours des années suivantes, toujours dans ce même état d'esprit. Pilote de chasse tout temps, pilote d'assaut pourvu de toutes les qualifications opérationnelles, lorsqu'il quitta la Marine ce fut pour cette autre aviation qui consiste à faire la guerre aux incendies qui ravagent le sud de la France, ce qu'il aimait à faire avec un enthousiasme intact. C'est au cours d'un vol d'entrainement au profit d'un nouvel arrivant qu'il périt.
Pourtant, il est possible de faire de l’aviation sans tragédie. Durant cinq ans, à la 12F comme second puis comme commandant, je me suis investi dans ce sens, proche des pilotes à qui je demandais de raconter ce qui avait pu leur arriver au lieu de le cacher soigneusement (et oui, ce n'est pas pour rien que l’on est pilote de monoplace) afin de faire partager leurs expériences. Proche des mécaniciens aussi, dont les moindres erreurs peuvent provoquer l’incident ou pire. Les maîtres-mots: rigueur, discipline, honnêteté, modestie aussi, solidarité enfin. Avec un taux de 25% de vol de nuit, en cinq ans la 12F ne perdit aucun pilote, aucun avion; et lorsqu'un jeune mécanicien fut avalé par un Crouze pourtant au ralenti pour rentrer à son aire de stationnement, le "mangeur d’homme" ne le broya pas: la discipline du jeune pilote (qui n’avait pourtant rien vu) obéissant à l’ordre de coupure du réacteur instantanément donné par le mécanicien dirigeant la manœuvre l’avait sauvé du pire.
En somme, la roulette russe n’y avait pas sa place, l’indiscipline non plus ni le laisser-aller. Pour aider la chance.

Goz Beïda, le 18 juillet 2002.

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 (source photo: Yann Arthus Bertrand)
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* Déclenché : un décrochage survient lorsque l'avion ne vole pas assez vite, ou trop incliné par rapport à sa vitesse. Les filets d'air qui enrobent l'aile et qui assurent la portance vont se séparer de la structure (ailes en particulier) et dans ce cas l'avion décroche, il tombe d'un coup. Un déclenché est un décrochage survenant à une vitesse relativement élevée et de façon brutale.
** Arromanches : porte-avions léger loué en 1946 à la Grande Bretagne puis acheté en 1951. En service dans la Marine Nationale de 1946 à 1974 .
*** Anciens : nom donné à l’Ecole Navale aux élèves de la promotion précédente

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