Lettre à un ami, pilote éminent

Cher et éminent pilote,
Goz Beïda, "Sable Blanc" en arabe soudanais… sauf qu’il s’agit plutôt de terre et qu’elle est rouge et craquelée en attendant la pluie réparatrice de la saison du même nom.
Quand cette lettre vous parviendra je serai rentré depuis un ou deux jours car je l’aurai postée à Roissy en descendant du long courrier qui me ramènera. J’ai été sensible à votre courriel avant départ. Prudence et ménagement. Prudence en vol, ménagement de Soasic. Cela fait maintenant 35 ans qu’elle me laisse faire ce que je crois ou ressens devoir faire. Sans angoisse, en tous les cas sans jamais en donner le signe. Du "cosmos" où j’ai à plusieurs reprises tenté d’aller au Maule tchadien, en passant par le Cruze, la chute libre et le parapente sans oublier la politique et mes compagnons de la souveraineté. J’ai de la chance. En échange, je ne lui ai jamais caché mes joies et mes frayeurs. D’où peut-être cette confiance. Au cours des années 80 alors que nous cherchions à comprendre pourquoi tant de pilotes démissionnaient, la conclusion du groupe de travail composé de médecins du personnel navigant et d’anciens commandants de Flottille fut qu’un pilote n’était que la moitié émergente d’un couple: la résolution du problème ne pouvait ignorer le rôle de l’autre moitié dans la recherche d’une solution… Je n’ai pas changé d’avis.
Votre recueil d’anecdotes aéronautiques qui m’avait tant plu avait enthousiasmé ma fille. Comme je crains toujours d’ennuyer les gens, je raconte assez peu les histoires d’aviation. J’en connais que de tels récits agacent… Mais il en est d’autres – heureusement – qui se sentent frustrés de ne pas les connaître. C’est ainsi que forte de l’exemple par vous donné, ma fille m’a demandé de raconter. J’ai dit "oui, oui" mais n’en ai rien fait… jusqu’à mon arrivée à Goz Beïda en octobre où j’ai commencé à écrire. Entre une et quatre pages par anecdote, chacune personnelle mais replacée dans un cadre humain parfois complexe ; occasion de brefs portraits et d’incursions dans le temps, parfois des années avant le moment où se situe l’action de l’anecdote proprement dite. Action qui n’occupe que quelques minutes, parfois quelques secondes de ce temps qui se dilate ou rétrécit selon l’intensité avec laquelle il est vécu. J’ai donc repris cela à mon retour à Goz Beïda et m’astreins à l’écriture de plusieurs anecdotes par semaine. Ce travail un peu égocentrique à première vue, n’est possible que si l’on dispose du temps de visiter sa mémoire. Et ici, j’ai le temps car la lumière artificielle est chichement dispensée. Après six heures de sommeil, je m’éveille au premier chant du muezzin et c’est allongé dans le noir que je rédige dans ma tête la prochaine anecdote avant d’en coucher un premier jet sur le papier aux premières heures de la matinée si je ne suis pas déjà sur le départ.
Au cours de ces visites j’ai retrouvé nombre de personnes qui d’une manière ou d’une autre ont compté, ont donné, dont j’ai reçu ou avec qui j’ai partagé. Et puis en relisant ces pages volontairement rédigées sans ordre chronologique, je découvre un personnage que je cerne mieux – moi-même – et ce que l’aviation représente fondamentalement à mes yeux, avec ses valeurs et ses trois composantes premières : l’avion que j’ai eu la surprise de retrouver au centre de tout non comme un outil mais comme un partenaire, doué d’une personnalité ; les mécaniciens, terme générique englobant ceux qui ne peuvent qu’être honnêtes et responsables (on ne ment pas en aéronautique) ; enfin les pilotes, personnages complexes aux motivations le plus souvent secrètes, aux attitudes parfois en trompe l’œil, dont les rapports avec la machine sont rarement simples. Je parle, vous l’avez deviné, de l’aviation des monoplaces, celle qui demande, peut-être plus que les autres, le dialogue permanent entre les membres de ces trois familles.
J’y ai pris une conscience précise de mes rapports avec les aéronefs : trois ont compté plus que les autres. Le Stampe, le premier, celui du baptême puis du premier lâcher après seize années d’attente, de rêve d’enfant puis d’adolescent et enfin de jeune homme. Le Mystère IVA, le premier monoplace: une brève rencontre mais intense. Le Crusader alias le Crouze: l’avion d’un coup de foudre et d’une vie, une "belle histoire", celui avec qui j’ai partagé et vécu tant de choses avec tant de personnes. Un coup de foudre? Oui, quand en décembre 1959 j’entendis à la radio, alors que j’étais en permission, que l’Assemblée Nationale avait validé la décision d’achat de quarante deux d’entre eux pour équiper l’aéronavale, puis une première rencontre plus de cinq ans plus tard en 1965 et une longue vie commune jusqu’en 1992. Alors que j’étais tout jeune en flottille, un ancien m’avait dit un jour: " je ne sais pas si les hommes ont une âme, mais je suis sûr que les avions en ont une. Aime les, ils te le rendront…" Je ne l’ai jamais oublié. A la même époque, vous étiez venu pour un lâcher sur Crouze que vous n’aviez jamais pratiqué et mon commandant m’avait dit: "vous débutez en aviation mais vous connaissez bien le Crusader, je vous mets donc pour une semaine à la disposition du capitaine de frégate Michel: pilote en Indochine, pilote d’essai ayant volé sur plus de soixante types d’avion différents… un monument !" C’est vous qui au cours de cette semaine m’avez enseigné la modestie à l’endroit non point (ou non seulement) des autres mais avant tout de l’avion. Cela non plus je ne l’ai pas oublié.
Ma rencontre avec le Maule s’est mal passée. J’ai trouvé en septembre un Maule malade, laid, sale, mal soigné, avec des vices cachés. Fort de votre enseignement, je l’ai abordé avec modestie, presque avec crainte. C’est la modestie qui m’a peut-être sauvé quand après des jours de soins qui n’avaient rien de curatif, il m’a finalement trahi. Je l’ai alors haï. Puis je me suis rappelé qu’il me fallait malgré tout l’aimer ou essayer au moins de ce faire. Tel qu’il était alors, j’ai fait le pari de le croire aimable. Un pari pascalien à la dimension toutefois de l’avion… Il ne s’agissait pas d’un pari métaphysique bien, que l’enjeu fût toutefois vital. Et peu à peu j’ai appris à aimer ce Maule, à le soigner avec l’aide de médecins – pardon! de mécaniciens – plus ou moins compétents jusqu’à trouver un vieux mécanicien de campagne décidé à rétablir le patient par une cure de rajeunissement. C’était il y près de neuf mois déjà. Je l’ai retrouvé en ce début juin abandonné depuis quatre jours dans un coin dont l’aspect relève plus du campement de nomades que du hangar d’aviation, sans huile, sans essence, sans radio, le moteur à nu tandis que le capot trainait par terre… Il avait encore les habits de toile neufs qui en janvier ont remplacé ses habits sales, troués et mal rapiécés. Mais le cœur n’est pas solide, parfois il tousse aussi et il craint l’altitude, il ne parvient à 5 000 pieds qu’après un long effort – une heure et plus encore – et sa voix ne porte guère ; bref après l’avoir remis en état de marche, nous sommes tous deux repartis pour Goz Beïda chargés mais point trop pour cette fois. Dans la chaleur nous avons franchi la Cordillère de Mongo. Dans le silence aussi. Nous n’entendions personne, personne ne nous entendait. La paix en somme.
Depuis nous sommes allés chercher quelques malades ou blessés ça et là, avons reconduit un médecin à Ndjamena, rapporté foultitudes de choses, vivres, documents, des kilos de sel iodé pour soigner les goitres… Sur le chemin du retour, j’ai cherché à trois reprises un coin propice à un atterrissage d’urgence mais finalement le cœur a tenu et je suis arrivé à destination…
Voilà. Ici c’est un peu le désert du Ouaddaï. Longues attentes. Attente de la pluie mais il n’y a que des orages de fin du monde. Attente des urgences mais le neuvième mois suivant le Ramadan, les fins de grossesse sont rares et donc plus rares encore les cas difficiles. Nous ne sommes que deux européens. Une femme médecin italienne au lieu de cinq prévus. Là encore, il faut attendre l’arrivée d’un chirurgien et celle d’un autre médecin. Prévues mais pour quand? Seule l’administration le sait, et encore ce n’est pas sûr! La France est en vacances. Le nouveau président triomphe. La souveraineté est en danger. Goz Beïda est loin de ce monde, sur une autre planète, avec d’autres habitants, d’autres préoccupations.

Goz beïda, le 11 juillet 2002

Un peu de tout

Après cette longue promenade dans ma mémoire, je voudrais noter plus pour moi que pour le lecteur certains de ces épisodes qui restent au-dessus des souvenirs comme l’écume au-dessus de la mer quand elle bat les rochers. Ce n’est pas important, mais ça se voit… Les petites émotions que constituent les collisions évitées, du moins celles que l’on a perçues, car il y a évidemment toutes les autres…
Les délices que constituaient ces vols de nuit que j’avais introduits dans la progression des futurs chasseurs tout temps pour leur faire aimer la nuit, si toutefois ils ne l’aimaient pas assez. L’équipier partait en tête au niveau 420… presque 13 000 mètres. L’itinéraire comprenait le tour de Paris par le nord avant de mettre le cap sur Reims puis l’est de la France, en "redescendant" vers Bourg puis Lyon d’où l’on percevait la tâche noire du Lac Léman. Enfin, après une heure quarante de vol, les pilotes effectuaient en formation serrée une percée et un GCA à Nîmes avant de rentrer le lendemain à très basse altitude en passant par le Massif Central.
Ou bien ces "défilex"* à 20, 40 avions pour tel président de la République, comme Georges Pompidou passant en revue navale la flotte de Méditerranée à Toulon. Chef de dispositif, commandant de la14 F, mistral sur la Provence, turbulences mais… en rangs serrés, avec ce silence complet, marque de fabrique côté Crusader (nous ne disposions que d’un poste de radio et n’avions jamais besoin de dire plus que quelques mots) contrastant avec les multiples échanges des pilotes d’Etendard (avec deux postes, ils étaient toujours à la recherche d’un jeune équipier égaré sur une autre fréquence...).
Ou bien alors ce que nous nommions "attaques de la diligence": sur un itinéraire connu de 800 km, "la diligence" de 2, 4, 6 avions naviguait à 360 nœuds à 500 pieds. Les "chasseurs", naviguant à l’estime, eux aussi TBA (très basse altitude), devaient les trouver et les "attaquer". Mine de rien, cela faisait appel à beaucoup de savoir faire et au coup d’œil. Et la diligence avait le droit de se défendre…
Il y avait aussi les missions de CAP (cover air patrol**) où l’on tournait en régime économique en attendant, parfois dix minutes, parfois tout un vol, l’annonce: Borgey for you, bearing 1-2-5, heading 2-1-0. Speed low - no altitude*** ... signal de la curée. Et puis les missions de Défense aérienne où l’on restait une matinée ou 10 minutes en attente avant que le klaxon libérateur ne nous expédie en moins de cinq minutes à la chasse à un intrus non identifié.
Et puis ce vol où trente avions tournaient en rond dans les nuages en contrôle très lâche alors que, par faible visibilité et mauvaise mer, le porte-avions s’était mis en baie de Douarnenez. Il accueillait ce jour là le premier ministre venu par hélicoptère, persuadé qu’il se trouvait en pleine mer... Mais chut! Nous finîmes par tous nous poser à bord sans casse. Après tout, les particules animées d’un mouvement brownien arrivent à s’éviter...
Il y avait aussi ces vols où, partis de Bretagne à haute altitude, nous descendions "à vue" si la couverture de nuages n’était pas totale, dans "un trou" à très basse altitude quelque part dans le Massif Central. Pas de GPS, aucun moyen de navigation: une carte, l’estime, le cap, la montre…Parfois cela se terminait "cap à l’Est, on va bien finir par trouver la Saône ou par traverser le Rhône" et une fois "recalés", nous continuions à travers les Alpes jusqu’à Hyères…

Sentiment de liberté, la France était notre jardin et l’on jouait à s’y perdre, s’y retrouver, aux gendarmes et aux voleurs. Grand jeu pour adultes en retard d’une enfance? Non point, car tout cela impliquait beaucoup de rigueur, d’attention, de connaissances en permanence disponibles de l’avion, de la navigation, de ses équipiers, de la confiance en soi et dans les autres. Dire que nous étions payés pour faire ce beau métier! Nous l'accomplissions avec le plus grand sérieux et une grande discipline intellectuelle, sans jamais toutefois trop nous prendre au sérieux mais prenant parfois des libertés avec la discipline formelle, ce qui choquait nos camarades de la surface au moins autant que le "supplément aéro" de notre solde…
Je n’oublie pas non plus ce volf antastique: nous faisions depuis plusieurs jours la "guerre" à la 6ème flotte américaine en Méditerranée. A quelques heures du finex **** il fut décidé une attaque massive de la flotte par tous les avions disponibles. C’était en 1967. Nous partîmes de Hyères, Etendard et Crusader: mon leader était Roger, j’étais jeune équipier et durant 1h30 ne le quittai jamais des yeux. Au sud de Marseille nous fûmes bientôt 50 ou 70, je ne sais plus: Mirage, Super Mystère B2, F.100 auxquels nous nous étions joints, cap au sud, 450 nœuds au ras des flots, en silence radio. Puis la flotte fut là, barrant l’horizon, et 70 avions en lignes cabrèrent en vagues successives, passant sur le dos, revenant en piqué et mettant d’un demi-tonneau dans leurs viseurs ce qui passait: bateau, porte-avions, avion à étoile blanche, Phantom, Skyhawks, Crusader de l’US Navy…Je fermai mentalement les yeux, suspendis ma respiration le regard toujours accroché à l’avion de mon "leader"… Cabré, tonneau barriqué, piqué…, un avion, deux avions américains, dix, à gauche, à droite,devant, au-dessus, cabré, dégagé, ouf!…on peut respirer. C’est fini. Gagné.

Plus paisible, il y a ce vol effectué pour la 3000 ème heure de vol sur Crusader de Patrick ( le seul en France à avoir atteint ce total). Nous partîmes de Landivisiau pour nous poser sur le Clemenceau au large de Toulon. A nous deux, nous totalisions 5240 et des poussières heures de vol sur ce monoplace. A bord nous fumes accueillis par trois anciens commandants de la 12F et le commandant en exercice. Du joli monde… tous chasseurs!
Et puis il y a ces vols d’information sur ordinateurs volants, je veux dire Super Etendard (mon quatrième monoplace) ou sur Mirage F1 et Mirage 2000 en version biplaces, sans omettre les nombreux vols comme passager à bord de P2V7 Neptune ou Atlantic ou Transal, parfois même copilote, vols au Tchad au dessus de zones hostile d’où montaient vers nous tel missile ou tels obus..
Je n’ai que peu de mots pour les vols sur Fouga, cet avion que j’ai pourtant beaucoup aimé, avec lequel j’ai connu la voltige et ma première qualification à l’appontage, non plus que le T 33, l’avion école qui fut l’intermédiaire entre le Fouga de Salon de Provence et le Mystère IV A . Peut être justement parce qu’ils sont liés au temps de l’apprentissage qui n’est pas celui des anecdotes!
L’âge venant, je mentionnerai encore tous ces vols effectués sous des cieux divers, Pyrénées, Alpes, Canaries, Corse et Turquie, avec cet étrange monoplace sans moteur: le parapente qui permet de se mêler à la compagnie des vautours, ces distingués planeurs. Vols accomplis dans le silence et, conditions aérologiques le permettant, vols de pure contemplation à laquelle depuis cinquante ans, quelque soit l’aéronef emprunté, je n’ai jamais manqué de concéder une parcelle de mon vol...
Goz Beïda le 13 juillet 2002 et Ore, le 14 juin 2012

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* Défilex: exercice de défilé

**Coverair patrol: patrouille de couverture aérienne

*** Borgey for you, bearing 1-2-5, heading 2-1-0.
Speed low- no altitude: Objectif pour vous, relèvement 125, faisant cap au 210, vitesse basse, pas d’altitude

**** Finex: fin de l’exercice