P2V7 pleine lucarne (Mai 1966)

Pour les non-initiés, quelques explications préalables sur l'organisation du contrôle des avions et leur circulation à proximité d'un aérodrome militaire dans les années 60.

La tour de contrôle comprend deux étages:
- un étage supérieur tout en verre est en charge, par bonnes conditions météo, du contrôle à vue au moyen de deux fréquences radio dites fréquence Tour (en vol dans le circuit d'atterrissage) et fréquence Roulage (au sol pour le roulage et le décollage). Le terrain est alors dit bleu ou vert.
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un étage inférieur "aveugle" appelé "approche", disposant des moyens radar et de fréquences radio permettant de contrôler effectivement tous les mouvements d'avions du décollage à l'atterrissage par mauvaises conditions météo. Le terrain est alors dit jaune.
On appelle "percée" la procédure qui permet à un avion de descendre depuis son altitude d'arrivée jusqu'à l'atterrissage. Celle-ci peut être effectuée de façon autonome ou dirigée depuis l'Approche.

Le but du vol raconté ici était d'acquérir la procédure d'atterrissage en "terrain jaune".
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C’était une belle matinée de printemps, un vendredi, je me souviens. Au programme: un vol solo qui commençait, avion "lourd" (9000 livres de carburant répartis dans le fuselage et surtout dans l’aile), par une montée à 20 000 pieds. Suivait une percée contrôlée par l’Approche, puis, une fois stabilisé à 1500 pieds dans l’axe de la piste, un CGA (Ground controled approach) avec remise des gaz en toute finale selon les procédures " terrain jaune". Puis retour en montée 20000, etc.… Tout cela pour entrainer le tout jeune pilote que j’étais aux procédures à suivre par mauvaises conditions météorologiques. Cependant le terrain ce jour là était "bleu" comme le ciel et le contrôle dans la zone proche de l’aérodrome se faisait depuis la tour pour les autres avion. Dans ces conditions, un risque de confusion existait, encore que tout pilote en vol à vue, par bonnes conditions, est responsable de l’anti-colision.

Appliquant la procédure terrain "jaune", je restais en permanence sur la fréquence d’approche, jusqu’au toucher des roues… Encore jeune sur Crusader, je m’appliquais à faire comme si j’étais dans les nuages, contrôlant de façon stricte la vitesse, le régime-moteur, le cap, la pente de montée ou de descente, tout aux instruments, le nez et les yeux sur le tableau de bord. Après un CGA, en configuration atterrissage train sorti voilure haute, soufflage de couche limite en route, vitesse 130 nœuds, arrivant à mes "minima" (300 pieds) j’annonçai: "remise des gaz" et m’appliquai donc, aux instruments, à conserver l’altitude de 300 pieds, couper le soufflage de couche limite à 150 nœuds puis à rentrer le train, la voilure à 180 nœuds, contre verrouiller le système de manœuvre de la voilure avant 220 nœuds et à ce moment seulement débuter la montée vers 1000 pieds en accélérant. C’est alors que le contrôleur d’approche m’annonça :

" - Lascar…, P2V7 au décollage. "

Je regardai dehors, vis que je dépassais à ce moment l’extrémité de la piste ; j’étais donc devant le P2V7 et deux fois plus rapide. Serein, je repris donc le vol aux instruments: 1000 pieds, toujours, accélération à 350 nœuds, vitesse de montée. Je pris alors franchement 15° à la maquette de l’horizon artificiel pour cabrer l’avion à son angle de montée. C’est à cet instant précis que, dans la partie haute de mon champ visuel, je discernai quelque chose. Levant les yeux, je vis "en pleine lucarne" un magnifique Neptune P2V7 avec son beau fuselage blanc et son aile magnifique, deux réservoirs en extrémités, 2 moteurs à hélices quadri-pales, 2 réacteurs d’appoint, 13 hommes d’équipage… que dans la seconde j’allais percuter par-dessous.

Un P2V7
(Source photo : ici)

Ce ne fut pas le résultat d’une réflexion mais un simple réflexe, contre-nature chez un chasseur qui n’aime pas les G négatifs: pousser sur le manche… Et pourtant c’est ce que je fis, pas tout à fait certain que la dérive fort haute du Crusader n’allait pas toucher le ventre du Neptune. Les genoux en flanelle - réaction normale à la décharge violente d’adrénaline - j’annonçai à l’approche :

" - Collision évitée… "

Sur une autre fréquence, le lieutenant de vaisseau S, commandant de bord, annonçait lui aussi :

" - Collision évitée … !"

Je demandai un secteur d’attente et passai les trente minutes suivantes à regarder dehors en tournant en rond avant de revenir me poser. Mike, second de la formation, à qui je rendis compte, me dit en riant à moitié, comme il savait le faire :

"- Bon, écoute, tu as pioché dans ton capital-chance. Tu sais, chaque pilote en a un… Pas du même montant et personne ne connaît celui dont il dispose… "

Il y eut des débriefings du côté du service des opérations et du contrôle aérien pour que pareille chose ne se reproduise plus. Chacun avait conscience qu’il s’en était fallu d’un cheveu, d’un réflexe, d’un champ visuel optimal, que la Marine perdît 14 hommes et deux avions de combat.

Le soir - je passais mes ouiquendes en solitaire - assistant au "Royal" à un film (le Journal d'une femme en blanc) comprenant une scène d’opération médicale, j’eus un malaise ! Ma voisine - une inconnue qui le demeura - me regarda d’un drôle d’air: "Quelle femmelette !" pensait-elle sans doute.

Et moi qui me prenais pour un preux chevalier du ciel…

Goz Beïda le 26 juin 2002

La nuit de tous les bonheurs d’un hibou (1972)

Hibou, c’est le nom que l’on donne aux chasseurs de nuit. Dans la Marine, il faut de plus être un apponteur de nuit pour mériter cette appellation très contrôlée. En cet automne 72, j’étais depuis plus de trois ans déjà un hibou non seulement qualifié mais confirmé.

Le porte-avions opérait en Méditerranée occidentale et l’état major de l’amiral commandant le groupe de porte-avions et l’aviation embarquée était à bord. Le capitaine de frégate B1, responsable "chasse" à l’état major, avait une idée en tête: faire faire de l’alerte à 2 minutes de catapultage et de l’interception de nuit en dessous de 1000 pieds (300 mètres). De cet officier d’état-major, chacun savait qu’il adorait le vol, toujours prêt à s’installer dans un cockpit. En somme, il méritait pleinement sa réputation de "crevard" comme l’on dit avec déférence en argot d’aviateur à propos de ce type de pilote. Pour ma part, je lui étais reconnaissant d’avoir appuyé ma demande d’être affecté sur Crusader (je fus le premier très jeune pilote à aller à la 12F) alors qu’il commandait sept ans plus tôt la flottille Étendard pré-opérationnelle à laquelle j’étais affecté comme pilote-stagiaire. Fin psychologue, il avait même écrit: "s’épanouira en sortant du carcan-école". Ce qui s’avéra.

La Flottille 12F était alors commandée par le capitaine de corvette Béru, j’étais son second et nous avions deux points d’accord: nous lisions Le Canard enchaîné et il aimait à me dire (prêchant un convaincu): "connais la réglementation... pour savoir quand tu en sors. C’est notre boulot, savoir en sortir et savoir qu’on en sort. " Il riait fort, parlait haut, plaisantait gras, jouait au tarot, vivait dans un certain et apparent désordre, était d’un calme imperturbable en vol. Nous connaissions tous le récit de son éjection sur Étendard lors d’une panne réacteur à très basse altitude, au dessus de la mer: son leader lui ordonnant l’éjection, il avait calmement répondu "un instant, je note les paramètres-moteur" puis s’était envolé. Il était doté d’un esprit vif, d’une personnalité rayonnante qui ne passait pas inaperçue et d’une solide expérience aéronautique.

Si je n’étais pas pour lui un compagnon d’élection, nous nous complétions fort bien et la flottille s’en portait bien. Comme second, il me laissait organiser les affaires à mon idée, donnant à l’unité un caractère plus strict, plus militaire en somme. Par ailleurs j’avais une expérience sur Crusader et en vol de nuit considérable déjà et inégalée à ce moment-là. Voilà pour les hommes qui avaient rendez-vous cette nuit-là.

A une heure du matin je pris donc l’alerte. Béru m’avait vivement recommandé de laisser de côté ce qu’il appelait les élucubrations de B1 et surtout de ne pas descendre au-dessous de 1000 pieds. Je connaissais mes ordres… Sanglé dans le cockpit, je profitais de cette nuit claire de pleine lune. Sur le pont je voyais les quelques hommes immobiles prêts à mettre le dispositif de démarrage (complexe pour le "cruse" qui ne disposait pas de démarreur autonome) et de catapultage. J’étais serein. Cela faisait des années que je n’osais espérer cette avancée dans l’utilisation de notre avion que tant d’esprits craintifs s’acharnaient à sous-employer.

L’adversaire était un avion de patrouille maritime, un Atlantic, tout neuf. Il se plaçait sous l’horizon radar de la flotte à 50 nautiques (près de 100 km de distance), au ras des flots, montait de temps à autre, donnait un tour d’antenne de son radar pour cibler les diverses unités et redescendait à très basse altitude, hors de portée de la détection par les radars de l’escadre.

Un atlantic volant au raz des flots
source photo 1: ici
source photo 2: les ailes de la Mer


Il jouissait depuis longtemps de l’impunité car de nuit on n’osait pas utiliser le "Cruse" qui donnait des sueurs froides aux commandants de porte-avions et à l’état major lors du retour à bord. Mais, foi de B1, les choses allaient enfin changer! Après 40 minutes d’attente, l’ordre vint de catapulter. Dans les deux minutes suivantes je me retrouvais en vol, avion paré à intercepter dans l’azimut xxx.

Le contrôleur me demanda de monter à 3000 pieds; très vite, j’eus un magnifique contact radar à 25 nautiques… et coupai dans l’instant l’émission du radar de bord: en effet, avec leurs équipements, les avions de patrouille maritime ont instantanément une alerte de détection en azimut qu’ils peuvent alors contrer en faisant face. Et puis le "cruse" était équipé de feux de navigation et de deux magnifiques feux dits anti-collision, genre ambulance ou police secours, qui se voyaient de loin. C’est pourquoi j’éteignis le total, et répondis par monosyllabes à mon contrôleur.

Volant à 450 nœuds soit un peu plus de 800 km/h au-dessus d’une mer lisse, je m’approchai de ma proie en silence, invisible. Les yeux dehors je la vis tout à coup, ombre brillante renvoyant la clarté de la lune: je sortis les aérofreins réduisant la vitesse à 300 nœuds et entamai un large et doux virage se terminant en descente, plein arrière de ma cible que je crucifiai dans le viseur. Après que le son "missile verrouillé" eut chanté dans mes oreilles, je m’avançai un peu plus, faisant une visée "canon". Je réduisis la vitesse - celle de ma cible était de 180 nœuds environ - descendis encore, passai comme un squale à gauche et plus bas - 400 pieds… - continuai quelques secondes, et virant en montant par la gauche, enclenchai la post-combustion en allumant tous mes feux.

Je me pris à imaginer la tête des 14 hommes d’équipage de l’Atlantic... Le commandant de bord, lieutenant de vaisseau P, commandera la base de Lann Bihoué la deuxième année de mon commandement à Landivisiau. Nous étions de bons camarades… Rentré à bord, je fus tout de suite interviewé par B1. Dans l’euphorie - la nuit, l’oxygène à 100%, le vol, la mission - je lui donnai toutes les explications, ajoutant qu’une visée canon dans ces conditions était faisable. B1 eut l’air très intéressé mais "Béru" était furieux: "tu connaissais pourtant bien la réglementation et mes ordres…". Je ne dis rien, pensant en moi-même "oui, c’est sciemment que j’en suis sorti, ne suis-je pas payé pour cela ?" Je pense pourtant qu’il m’en a voulu. Je le compris lors de la notation! Je ne sais si le concept de l’emploi opérationnel de notre avion d’interception avait pu ainsi progresser dans les états-majors. Mais par le bouche à oreille, parmi les hiboux, l’histoire fut connue. Et je l’espère appréciée. Dans la Pat’mar, elle ne fut pas oubliée, comme j’en eus confirmation 16 années plus tard…



Goz Beïda, le 27 juin 2002.

"Saint Raphaël, veillez sur nous" ou l’histoire d’un croisement insolite (Mai 1974)

A cette époque j’étais second de la 12F, en détachement à Nîmes avec trois avions dont le n°6 (Nr6) qui me donnait bien des soucis avec ses pannes électriques à répétition, ce qui voulait dire, sans préavis, perte des stabilisateurs en lacet et roulis ce qui est désagréable à grande vitesse et basse altitude avec le cigare volant qu’était le Crusader. Mais ce jour-là, le 6 eut des égards pour moi… J’étais aussi depuis 4 ans le leader de la présentation en vol à deux avions, mes équipiers changeant au gré des affectations.

Le Crusader, "cigare volant"
(source photo: "Marine Nationale")

Ce dimanche de printemps, il y avait journée Portes ouvertes à la base aéronavale de Fréjus-Saint Raphaël et j’étais donc requis à rester avec le Premier Maître A sur la base aéronavale de Nimes-Garons, jusqu’au jour de la manifestation. Nous n’avions pas le choix: il ne restait que deux avions, dont le 6 que je décidai de prendre.

Lorsque vint le dimanche, il fit à Saint Raphaël un de ces temps chaud et brumeux comme cela se produit assez souvent en mai. Ce qui signifiait: pas d’horizon (ou un horizon flou) pour le pilotage à vue à très grande vitesse et virages serrés… Pas de bonne visibilité pour repérer le partenaire ou trouver la piste (en herbe verte au milieu d’un grand espace… en herbe). Pas de bonne visibilité non plus pour respecter les distances de sécurité avec les spectateurs,la réglementation interdisant le survol de ces "admirateurs" pourtant amateurs de bruit, de mouvement, de précision et d’émotions.

Prêts pour le vol, nous tenant à côté de nos avions, toujours à Nîmes, nous sommes prévenus qu’en raison des conditions de visibilité réduite, la prestation des Alizé comme celle des Etendard sont annulées… mais que celle des Crusader (la plus attendue mais la plus difficile) est maintenue !

5h30. Décollage en section avec post combustion, histoire de sortir les Nîmois de leur sieste dominicale (non, mais enfin, quoi ! y a pas d’raison, hein ?) et de se mettre en forme. Les avions sont en plein partiel, plus légers, plus maniables, et nous voilà transitant sur la mer jolie, la Camargue à gauche puis la prison de Monte Cristo droit devant, bientôt les calanques de Cassis, Toulon, les îles d’Hyères et enfin Saint Raphaël où l’on nous attend comme l’assoiffé son verre d’eau fraîche. Las, la "visi" est franchement "dégueu" (langage pilote), pas d’horizon… mais le directeur des vols au sol nous confirme:

"- Début de présentation dans quatre minutes… "

Cette présentation, nous la savions sur le bout des doigts: pendant 6 minutes, ensemble puis séparés, au même cap ou au cap inverse, en virages, l’un train et voilure sortis à basse vitesse, l’autre à 600 nœuds (1100km/h soit 300m/s) et enfin, clou du spectacle, le croisement, à l’issue de deux virages, des 2 avions à 600 nœuds (vitesse de rapprochement 600m/s) à 500 pieds au dessus de la piste pour le leader et 300 pieds pour l’équipier (soit 60 mètres de séparation entre les deux avions).

A la suite de la présentations "tout sorti"*, dans le rôle de "leader" je pars donc en montée en ouvrant dans un premier temps de 30 degrés par la gauche, post combustion enclenchée tandis que train, crosse et voilure sont en cours de manœuvre pour que l’avion retrouve une configuration "lisse" compatible avec les grandes vitesses. Celle-ci acquise j’entame alors un virage par la droite de 210 degrés, d’abord en montée puis en descente en accélération sous facteur de charge de plus en plus élevé (6 à 7 g) tandis que le vitesse augmente pour se stabiliser à 600 nœuds, à l’altitude de 500 pieds, tout en cherchant du regard à la fois la piste pour m’aligner dans l’axe et mon équipier…


Crusader en "configuration lisse"
(source : livre "Adieu Cruze" - coll. Prestige aéronautique)


Crusader en configuration "tout sorti" avec post-combustion
(source: livre "Adieu Cruze" - coll. Prestige aéronautique)


Crusader en configuration "tout sorti" vu de l'avant
(source: collection personnelle)

Dans cette circonstance très particulière, je perçois l’axe de la piste mais je ne réussis pas à stabiliser l’altitude, ce dont je préviens A (mon équipier) en lui annonçant mes altitudes successives : 500, 400, 300 pieds… Enfin stable à 300 pieds et 600 nœuds au-dessus de la piste, je ne vois toujours pas mon équipier quand lui m’annonce qu’il ne me voit pas non plus mais se trouve au-dessus de la piste… Moi aussi !

C’était fini pour la présentation… Nos combinaisons étaient trempées, nous nous sommes rassemblés tranquillement à 5000 pieds au-dessus de la mer. Le contrôleur nous dit sobrement:

- "Lascar rouge de Saint Raphaël, merci pour votre prestation et bon retour"
- "Lascar rouge bien reçu, deux on passe sur chenal 7"

Le retour se fit par le même itinéraire qu’à l’aller, en silence, chacun profitant de la vue des voiliers et autres bateaux rapides des milliardaires tropéziens sur la mer jolie. Nous là-haut, ce que nous avions, ils ne l’auraient jamais… Escale à Nîmes puis, le temps de faire les pleins et vérifier le niveau d’huile, retour à Landivisiau, à l’autre bout de la France, en effectuant un vol à haute altitude avec le minimum de mots échangés avec le contrôle militaire.

A Kerduden - le "manoir" quelque peu délabré au milieu des bois où nous habitions - histoire de rire, je dus certainement dire à Soazic: "Tiens, aujourd’hui, avec A, nous n’ avons pas été loin de nous transformer en lumière…"

Le lendemain je me trouvais au carré quand le capitaine de corvette X vint vers moi et me dit:

- "J’étais à Saint Raph’ hier, vous avez fait une très belle présentation qui a consolé le public de l’absence des autres.
- Ah oui ? C’est gentil de nous le dire ! Et le croisement, c’était comment ?
- Parfaitement synchro !! "

Et on s'est pas vus ? Aïe, Aïe, Aïe...

Goz Beïda, le 25 juin 2002.

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* Configuration "tout sorti": configuration d'atterrissage (décollage ou appontage) avec train et crosse sorties et voilure haute. La configuration "lisse" c'est l'inverse.


"Missile parti" (…) "Cible détruite!" (1967)

Ceci se passa un jour de l’hiver 1967. HLP commandait la Flottille 12F, basée à Lorient. Les avions occupaient l’aire de Kerambras sur la base aéronavale de Lann Bihoué. MD était l’officier en second. Nous avions déjà une longue histoire commune. A Salon de Provence, il commandait l’escadron de FOUGA Magister où j’effectuais ma progression et lors du premier saut en parachute de la promotion d’enseignes de vaisseau, il avait été le premier à sortir du DC3 qui nous larguait.

(source: photo collection Amiral Le Pichon)

J’étais encore enseigne de vaisseau et bénéficiais de la confiance du commandant: officier d’armement de la flottille, à ce titre j’avais la charge, entre autres choses, d’instruire l’ensemble des pilotes sur les systèmes complexes qu’ils mettaient en œuvre. En raison de l’acharnement que je mettais à instruire, d’aucuns m’avaient surnommé "l’instituteur"… Quant au pacha, spécialiste du Matra 530 à guidage électromagnétique ou infrarouge, il était bien sûr incollable.

Nous avions deux missiles à tirer sur cible téléguidée CT20 et le pacha décida que je serai le premier à tirer. Chasseur tout temps et sous-chef de patrouille, titulaire de la "carte verte" délivrée par l’escadron spécialisé dans le vol aux instruments de l’Armée de l’Air après de sévères examens en vol et au sol, j’étais autorisé à voler par les minima météo les plus bas. Cependant mon avancement ne suivait pas ma progression opérationnelle. Déjà mes camarades de la Pat Mar (dont certains avaient tenté la chasse sans y parvenir) et ceux restés sur Étendard (quoiqu'encore équipiers) avaient été promus lieutenants de vaisseau. C’est peut-être pour cette raison que le "pacha" cherchait à affirmer par d’autres moyens mon autorité: "petit jeune" sur Crouze , j’étais considéré comme un élément porteur d’avenir…

La neige était là depuis quelques jours et c’est avec des méthodes de Prussiens* et par un froid sibérien que le service armement dut mettre en œuvre, après en avoir assemblé les différentes parties, ces missiles qui, lancés de plus de 15 kms, pouvaient détruire un avion volant à une vitesse supérieure à celle du son.

" - Neige au sol, ciel bleu, les lascars rouges aux avions."

Leader: votre serviteur; n°2: MD. Décollage, rassemblement, montée vers 30 000 pieds, cap au sud-est ; survol du golfe de Gascogne, puis descente travers Bordeaux, prise de contrôle par le centre d’essais des Landes. Tout cela avec un minimum de mots. Je pilotais mon système d’armes comme à l’habitude - nous volions en routine avec des maquettes de missiles - mais cette fois il faudrait appuyer sur la détente… et réussir le tir. Je stabilisai à 14 000 pieds quand on m’annonça le départ de l’avion-cible en montée rapide vers 20 000. J’annonçai bientôt un contact radar à 18 nautiques, 30 degrés gauche ; le contrôleur au sol me confirma que c’était bien la cible. A 14 nautiques, soit 26 kms, je "verrouillai" le radar de bord sur la cible et annonçai "Judy" (traduire: je prends le contrôle de la "passe" à mon compte).

"- Roger lascar rouge." J’avais bien sûr préparé le missile et mis en route le système de refroidissement à oxygène liquide de la tête infrarouge. A 8 nautiques soit 15 kms, le signal sonore "tête de missile verrouillée" et l’indication de gisement cohérente avec l’indication du radar me firent annoncer "engin verrouillé, paré." Entre temps il avait fallu prendre en compte la cinématique de l’avion et de la cible dans les trois dimensions… ajuster vitesse, taux de virage et taux de montée. J’avais choisi de tirer de plus bas. Lorsque la lampe"entrée de domaine de tir" s’alluma, j’attendis encore quelques secondes puis appuyai sur la détente tout en virant sur la gauche en annonçant "missile parti".

Le missile était sur le côté droit et la traînée se détachait en blanc sur le bleu profond du ciel. Je le suivis des yeux quelques secondes encore et tout à coup une boule de feu apparut dans le ciel. En écho à mon "missile parti" j’entendis alors le contrôleur annoncer "cible détruite".

Comme je ne suis jamais lyrique lorsque je suis en vol, j’annonçai :

" - Lascar rouge en virage par la gauche, mise de cap sur Lann Bihoué. Autorisation de monter vers le niveau 350. Rouge Deux, pétrole."

Mais Rouge Deux, lui, était - il l’est encore - un enthousiaste et répondit :

« - Rouge Leader, vous avez une victoire aérienne! Vous pouvez faire un tonneau !! »

Je n’y avais pas pensé. Je fis donc un tonneau (!) et entamai la montée vers le niveau 350…

"Rouge Deux" devenu "Rouge Leader" le lendemain pour le tir du deuxième missile - mais je n’étais pas l’accompagnateur - eut à effectuer un tir beaucoup plus "pointu" aux limites des possibilités du système d’armes: il s’agissait de celui d’un missile à guidage électro-magnétique semi-actif (c’est à dire que la cible est "éclairée" par le radar de l’avion et les ondes réfléchies captées par un récepteur du missile qui intègre les données et élabore des corrections de trajectoire) à très basse altitude en face à face: une sorte "d’Agrég’" en matière de tir de missile à l’époque...

Goz Béïda, le 24 juin 2002.

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* "Mon cher G….. , en matière d’armement, toutes les conneries sont possibles. C’est pourquoi vous devez être "prussien" avec vos hommes… " disait HLP

Premier monoplace ou l’envol de l’épervier (1964)

Le monoplace, comme son nom l’indique, est un avion où une seule personne peut prendre place, un pilote bien sûr. La prise de conscience véritable de la situation a lieu au moment où, l’avion aligné sur la piste, le pilote affiche plein gaz pour un ultime contrôle des voyants et autres instruments avant de lâcher les freins et commencer la course de décollage.

Pendant plusieurs décennies, il y eut deux catégories de pilotes: les pilotes de monoplace… et la kyrielle des autres. Dans les Armées, c’est à dire la Marine et l’Armée de l’Air, le pilote de monoplace avait vocation à être pilote de chasse. Depuis Guynemer et le Baron Rouge, c’était ainsi. Les "grands monoplaces" se sont appelés Fokker, Spad, Dewoitine 520, Messerschmitt 109, Fockwulf Long-Nez, Yak, Spitfire, Zéro, sans oublier quelques prestigieux américains: Lim Temco Vought Corsair et Simoun, pour l’aviation à hélice.



Puis vint l’ère des réacteurs: le premier d’entre eux, le Messerschmitt 230 de la fin de la deuxième guerre mondiale puis le Vampire, britannique, l’Ouragan puis le Mystère IV avec les premières ailes en flèche, le Crusader aussi, bien sûr. Avec le temps les choses ont changé. Il y a eu d’abord les simulateurs de vol puis de plus en plus souvent des versions biplaces (comme le Stampe) pour les Mirage par exemple ou les Rafale. Le Super-Etendard est sans doute le dernier monoplace sans version biplaces.

En 1964, à l’issue de la progression suivie avec succès à Tours sur T.33 (T.Bird), avion d’entraînement à réaction, mono-réacteur et biplaces (pour le moniteur) sur lequel les stagiaires volaient parfois seuls, vint le moment du lâcher sur Mystère IV A, constructeur Marcel Dassault.



Cet avion, prestigieux, était très beau, très pur de dessin: monoplace, mono-réacteur, large entrée d’air à l’avant. Lorsqu'avec l’aide d’un chausse-pied - la cabine ou cockpit était très étroite - on avait pris place à bord, mis le casque et le masque à oxygène, branché « l’anti-G » (un pantalon-combinaison très spécial avec un « boudin » le long de l’artère fémorale et une poche sur le ventre qui se gonflent en proportion du facteur de charge pour empêcher le sang de descendre vers les pieds et ainsi préserver en partie le pilote du voile noir lorsque le cerveau n’est plus alimenté), serré le harnais et les « casse-rotules » (deux ou quatre boucles serrées autour des genoux comprenant un anneau dans lequel passe une sangle qui serre automatiquement les jambes contre le siège lors de l’éjection), le pilote faisait véritablement corps avec l’avion. Si l’on tentait de regarder vers l’arrière, impossible de voir les ailes: c’est cela les ailes en flèche. Pour ajouter à l’agrément, avant de refermer la verrière, le mécanicien ôtait les sécurités du siège éjectable. Sur ces avions, en cas de pépin, il n’y a qu’une façon d’en sortir: saisir la poignée haute (au-dessus de la tête) ou basse (entre les jambes), se tenir bien droit, ramener les jambes vers le corps et… tirer.

Mystères IV au repos

Le Mystère était un avion de combat: intercepteur, il dépassait tout juste en piqué la vitesse du son. Il équipait l’armée de l’air israélienne, et - avec quelques avions français - avait participé aux guerres israélo-arabes des années 50-60.

Il y avait bien sûr beaucoup d’excitation et de questions à se poser pour un jeune pilote, armé de 2OO heures de vol, avant le "lâcher" monoplace. Pour ma part, j’étais certes excité mais sans questions: beaucoup d’autres avant l’avaient fait. Pourquoi pas moi ?

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C’est pourquoi je garde à peine le souvenir de ce lâcher sur mon premier monoplace de combat, par une belle matinée de juillet. Cela fut naturel. Quelques jours plus tard, dans un piqué audacieux au-dessus de la mer entre l’île de Noirmoutier et la côte de Vendée, je brisai pour la première fois le mur du son. Pilotes d’avion monoplace, sorte de "bêtes de combat" à aile en flèche et transsonique, nous savions dans notre groupe que plusieurs parmi nous n’iraient pas jusqu’au bout de la progression: en quelques vols il fallait discerner ceux qui avaient l’étoffe du "chasseur", c’est à dire motivé, vif, accrocheur, précis…et tous ne l’avaient pas. Notre commandant d’escadron était un homme de 35-40 ans. Aimable comme une porte de prison avec les "élèves", il nous faisait remplir son carnet de vol. Et bien sûr, nous en profitions pour regarder ce qu’il avait fait et découvrir des tas de « missions de guerre » au-dessus du désert du Sinaï…. Son prestige était grand et qu’il daigne découvrir que l’on existait nous suffisait. Peu bavard, assez grand, brun, bronzé, costaud, en combinaison de vol, il donnait confiance. Un vrai "leader", pas un moniteur. Cela aussi nous le découvrions.

Lors d’une patrouille à 4 - le commandant n°1, un élève, un moniteur et moi - mon avion n’était pas prêt au moment du départ. Le commandant ne s’occupa pas de moi: les trois premiers mirent en route et commençaient à rouler quand j’arrivai enfin à l’avion… Faute de consigne, je fis le maximum pour aller vite, me "brêler" comme nous disions dans notre jargon, mettre en route et rouler sur les "taxiways" à bonne allure pour m’aligner sur la piste au moment où le troisième décollait. Je ne le compris que bien plus tard - au "débriefing" le commandant n’eut pas un mot à ce sujet - j’avais "bien" réagi. Quelques plumes ou duvets commençaient d’apparaître sur l’aile du jeune épervier.

Mais le mieux se produisit quelques jours après: j’étais prévu en vol à 14 heures avec notre "condottiere" pour un vol à deux, décollage en section (c’est à dire ensemble en formation serrée) chacun sur une demi-piste, montée en évolutions toujours en formation serrée avec changements de poste (gauche, droite), séparations et rassemblements et… poursuite entre 20 et 10 000 pieds. "Briefing" puis aux avions (en silence) et…c’est parti pour une heure de vol intense entre Tours et Blois, dans un ciel pur au-dessus d’une campagne verdoyante dans laquelle la Loire allongeait son cours. Tout se passait comme au briefing. Pas un mot sur la fréquence sauf pour annoncer le transfert du carburant et les changements d’exercice ; le dernier quart d’heure arriva: formation de poursuite à une distance entre 50 et 200 mètres.

"N°2 à poste." C’est alors que commença un moment de rêve avec le leader toujours dans le viseur, toujours légèrement décalé, en haut, en bas, sur le côté pour éviter le souffle… Les figures de voltige s’enchaînaient et au bout de 10 minutes, comme j’étais toujours là, nous entamâmes la descente vers Tours, moi toujours en poursuite. J’ai encore la vision de la Loire coulant mille pieds ou moins dessous, avec le leader "dans le viseur" partant en tonneau barriqué…et moi le suivant.

- "Toujours là n°2 ?

- Affirmatif leader."

Battement de plan, virage doux, je viens en formation serrée, retour au terrain. Dessous les copains sont là qui observent. Toute la journée nous observons les autres. Alors il faut s’accrocher, suer, mouiller, mieux encore, tremper la combinaison pour "tenir" la formation "serrée" jusqu’au "break".

En arrivant en salle de "débriefing", le commandant me dit: "Bon, rien à dire, ça vous a plu? Ah oui, apportez- moi votre fiche de progression." Lorsqu’il me la rendit, la case « section 9 » était peinte en bleu: pas rouge, pas rayée rouge, pas blanche, pas rayée bleu : bleu, vif, intégral. La veille, un camarade pour le même vol avait eu un carré rouge. Il devint pilote de patrouille maritime, eut pendant trente ans la "haine" des chasseurs*, fit une belle carrière et devint même sur le tard mon "supérieur" hiérarchique. Entre nous, il y avait toujours cette différence de couleur sur une fiche rédigée par un pilote de chasse un certain jour de juillet à Tours. Nous le savions tous les deux et je fus pour lui un subordonné pas toujours commode…

Lorsque quelques mois plus tard, de retour dans la Marine sur Fouga, il fut décidé de me "vider" de la chasse parce que… je n’étais pas "drôle", pas "comme les autres", trop "sérieux", je puisai dans le souvenir de ce vol et de la "reconnaissance" muette mais bien réelle du commandant du 5ème escadron de Tours, les ressources pour me battre. Différent, peut-être, vilain petit canard, sans doute ; mais les canards ne sont-ils pas les mieux placés pour reconnaître un épervier? ;)



Goz Beïda le 23 juin 2002.


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* "Châsseur" : le terme est resté prestigieux.

Dans la Marine, tout ce qui vole sur réacteur monoplace se dit chasseur. Les pilotes d’Etendard et de Super Etendard par exemple, toujours en paquets de 4, 8 ou davantage, le plus souvent au ras du sol, se prétendaient chasseurs, alors qu’ils sont pilotes d’assaut,. Ils professaient d'ailleurs parfois un mépris certain pour les pilotes de Crusader - "rien dans la tête" - dont ils croyaient connaître le métier alors qu’ils ne volaient pratiquement pas quand les poules étaient couchées. Le summum de la prétention était atteint par les pilotes de reconnaissance - Etendard IVP - qui se disaient "chasseurs intelligents" mais ne connaissaient que le vol rectiligne horizontal et, lorsqu’ils appuyaient sur la détente, se contentaient de prendre des photos.

Non, le chasseur c’est celui qui en deux minutes peut passer de l’immobilité au sol ou sur le pont d’un porte avions au vol supersonique à 40000 pieds, regarder le soleil en face, tournoyer à 3, 5, 7g pour garder le "visuel " sur son équipier ou son adversaire, plonger vers la mer ou le sol, l’œil rivé dans le collimateur, et dans la symphonie en bleu du ciel et de la mer, toujours savoir où est le haut et où est le bas - ah le reflet du soleil dans la mer qui peut vous piéger… - et de nuit exécuter une montée Post Combustion allumée en virage à 60°, l’œil dans le radar… et tout cela avec le minimum de mots. "Chasseurs tous temps, mes frères, écoutez, les chiens aboient… Passons."

L'envol du poussin (1962)

C’était un jour du mois de juin 1962. Nous étions à nos tables de travail, poste 91, premier étage du bâtiment "élèves" de l’École Navale, face à l’est. Jour de semaine, travail individuel. Je pensais pouvoir "sortir" de l’École Navale, même dans les derniers et j’espérais participer, au début des permissions d’été, à ce nous appelions la "corvette STAMPE" avec 19 de mes camarades, c’est à dire à un voyage circulaire d’une semaine en sept étapes au départ de la pointe de Bretagne via Dinard à l’est et Royan au sud. Mais pour cela, encore fallait-il être "lâché", c’est à dire pouvoir voler seul aux commandes d’un de ces avions. Mon ami Michel B, du même poste que moi, venait de réussir l’épreuve. Mon moniteur attitré était du style plutôt angoissé au demeurant charmant le reste du temps (c’est cela aussi l’aviation…): il se mettait à crier dès que le moteur tournait et ne m’avait pas "lâché". Mais… ce matin-là, vers onze heures, un officier marinier vint frapper à notre porte.

- "Aspirant G…., vous devez monter au terrain, le Commandant de la 50S vous attend!"

Michel B, toujours sympa, me gratifia d’un "merde" porte-bonheur, et me voilà parti pour "là-haut" ; en effet le terrain de Lanvéoc se situe sur un petit plateau qui domine l’anse du Poulmic, là où se trouve "la Baille", l’autre nom de l’École Navale.


Michel B. sur Stampe

Le lieutenant de vaisseau Y, commandait l’escadrille 50S: huit magnifiques "Sunderland", hydravions quadri-moteurs mis au point par les Britanniques pour lutter avec succès contre les "U.Boot" allemands pendant la bataille de l’Atlantique, et 30 Stampe… Il avait la responsabilité de tout un monde, y compris celle de veiller à la progression en vol et à la sécurité de 30 à 40 « poussins », volant par-ci, par-là, au gré des ouiquendes. Son accent languedocien donnait de la chaleur et de l’humanité à tout ce qu’il faisait: ce "Pingouin" nous faisait mesurer chaque jour le fossé qui existait entre un humaniste adorant son métier d’officier et de pilote, et un officier de Marine "jouant" le rôle d’instructeur de cadre en École. Connaissait-il ma vocation? Savait-il que je passais des dimanche entiers à attendre que le ciel se dégage pour voler ? Toujours est-il qu’il avait décidé de passer lui-même le vol de contrôle pour le lâcher.

Lâcher Stampe

Avec deux roues principales et une roulette de queue, le Stampe est un avion dit à train d’atterrissage "classique" qui se pose soit en « trois points » à basse vitesse - exercice délicat - où l’avion cabré touche des trois roues en même temps, soit « deux points » c’est à dire plus rapidement sur le train principal. En principe, c’est plus facile…

Le vol se déroulait bien, je posai "trois points" l’avion sans faire d’erreur; devant, le "pacha" (c’est à dire le commandant) disait que tout cela lui paraissait très bon puis me dit de passer au posé "deux points". Las, mon moniteur d’angoisse ne m’avait jamais appris cela et, sous le coup de l’émotion, je me mis à faire des circuits qui ne ressemblaient plus à rien, garantie de rater la finale et l’atterrissage. Toujours très détendu, mon contrôleur me demanda d’effectuer alors un dernier atterrissage "trois points". Je posai l’avion et le reconduisis à l’aire de stationnement, pensant que c’en était fini pour mon lâcher. A ma surprise, le pacha me dit de rester aux commandes, descendit de l’avion, m’assura que tout était très bien, que "le deux points" (il l’avait compris) on me l’apprendrait plus tard…

- "Donc en route pour trois circuits et à tout à l’heure !"

Envol Stampe

C’est ainsi qu’à l’heure de midi je fis mon premier "lâcher". Lorsque je descendis de l’avion, le roi n’était pas mon cousin, mais le lieutenant de vaisseau Y, un petit peu, oui, et mon ami Michel B, tout à fait. Riche de ma toute nouvelle solde d’aspirant, je fis avec Michel ma première sortie en presqu’île (de Crozon) le samedi suivant (après 20 mois à l’École…) où nous arrosâmes notre lâcher avec un grand plateau de fruits de mer et beaucoup de muscadet. Plaisirs simples et innocents dont le souvenir reste vivace.

Nota: lorsque ceci fut écrit, le commandant Y vivait encore dans le Languedoc, Michel B… finissait à Versailles un livre savant sur les baleines publié depuis.

Goz Beïda, le 20 juin 2002

L’armada étoilée et les plumes du canard (1967)

C’était au temps où le Général de Gaulle présidait aux destinées de la France. En ce mois de février 1967, se déroulait un grand exercice franco-américain. Dans le rôle de l’attaquant: la 6éme Flotte américaine en Méditerranée avec son armada d’avions de combat "Phantom", "Skyhawk" et autres...

Les "attaquants"...
(sources photos: ici, , )

Dans celui du défenseur: la défense aérienne avec les Mirage III C et Super Mystère B2 de l’Armée de l’Air que les 12 Crusader de la Flottille 12F (la mienne) renforçaient.

Et les "défenseurs"!
(sources photos: ici, et )

Stationnés à Nîmes - base de patrouille maritime - nous étions logés sous la tente, dormant à côté de nos destriers et divisés en deux bordées. J’étais de celle qui prenait la nuit, nuit que chacun s’accordait pour dire être celle d’une "veillée d’armes." Pilote "en alerte à 5 minutes" jusqu’à minuit, j’avais bénéficié ensuite de deux heures de repos - tout habillé - sur un lit pliant avant de prendre les fonctions de directeur des vols. C’est à 6 heures que la deuxième bordée devait nous relever.

Nuit d’hiver, froide, ciel couvert; à 5h30 j’avais bu un bon bol de café aussi noir que chaud. Bien m’en avait pris après cette longue nuit. A 6 heures tapantes, le Commandant de la 12F, Capitaine de Corvette HLP, en tenue vol mais encore mal réveillé, arriva pour relever le pilote d’alerte à 5 minutes. Quant à moi, je restais un peu plus longtemps directeur des vols, faute de voir arriver ma relève, le Lieutenant de Vaisseau H de G.

C’est à ce moment que la sonnerie de l’alerte retentit. "Décollage immédiat pour le premier avion. Le pilote en alerte à 15 minutes passera à 5". Ce dernier, Maître Principal D n’était pas encore arrivé lui non plus…. Je voyais bien que le "Pacha"* n’était pas à l’aise. Le pilote qu'il venait de relever était un jeune officier marinier et décemment, le Pacha ne pouvait pas lui dire qu’il n’était pas en forme. Se tournant vers moi, il me demanda comment je me sentais. Je lui répondis donc: "en pleine forme, d’autant que je viens de boire un café chaud…" La "porte" était ouverte, il s’y glissa en me demandant si je me sentais assez bien pour partir en vol. Comme j'avais la réputation d’aimer la nuit, il n’avait pas trop de scrupules à avoir. Cinq minutes après, aligné en bout de piste, je mettais plein gaz et, "cassant la manette", enclenchai la post-combustion. Après une nuit blanche, il y a une petite satisfaction à réveiller une base de « PatMar » et la moitié de la ville de Nîmes…A près décollage je passai rapidement sous le contrôle du Radar de Défense aérienne et montai en moins de deux minutes au travers de l’épaisse couche de nuages.

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Interrompu par le médecin-chef italien du district de Sila**: départ pour Daguessa: un accouchement difficile. A l’arrivée, l’enfant mort-né (cordon) rend l’évacuation inutile. L’infirmier, après un examen approfondi et des soins, décide de laisser la mère sur place. Je reprends ma rédaction, 6 mois plus tard, toujours à Goz Beida…

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Entre 20 et 30000 pieds des bancs de nuages laissent de grands espaces libres dans lesquels le jour commence à poindre. Sur la fréquence, j’entends les Mirage de l’Armée de l’Air qui eux aussi orbitent au régime économique. Bientôt, on m’annonce l’arrivée d’un deuxième Crusader qui me rallie. A la voix je reconnais le Maître Principal D. Sympa.

Et puis, et puis… au Sud, des traînées apparaissent tandis que sur la fréquence, le contrôleurs commencent à s’agiter et nous guident sus à "l’ennemi": c’est qu’en effet l’armada américaine approche en bon ordre. 10, 20, 50 et plus, des avions rangés en ordre d’attaque, avions d’assaut au centre, Phamtom de protection au-dessus, au-dessous, derrière et devant. Et nous, et nous… juste deux Crusader et trois Mirage qui nous lançons sur la meute, remplissant nos viseurs et nos caméras d’avions à étoiles blanches crucifiés, tout en faisant attention à ces zigotos de l’Armée de l’Air ("les zizis") qui pourraient confondre un Crusader (de fabrication américaine certes) à cocarde Marine (bleu blanc rouge et une ancre) avec un Phantom ou un Skyhawk étoilé. C’est aussi cela, la guerre des boutons…

Dans ce monde nuageux, au jour naissant, ce sont là des images qui me sont restées gravées. Puis après quelques minutes, tout s’est calmé. L’armada a continué sa progression vers ses "objectifs" tandis que d’autres chasseurs de la Défense Aérienne l’interceptaient à leur tour. D. m’a rallié en formation serrée et m’a demandé de le ramener au terrain. Ce que je fis traversant dans l’autre sens la couche de 20000 pieds de nuages encore bien sombres.

Au "débriefing" nous avons fait des envieux. C’était bien sûr le vol qu’il ne fallait pas rater. Le Pacha était content pour moi; quant à D;, il m’a avoué être mal réveillé et avoir apprécié ma "souplesse de pilotage" pour le ramener. Bien sûr, le compliment m’est passé dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard de la 12F. Mais comme chacun sait, les canards adorent ça…

Insigne de la 12 F
(source photo: ici)

Goz Beïda, 19 et 20 juin 2002.


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* "Le Pacha" : surnom donné au commandant dans la Marine, ici en l'occurrence le capitaine de corvette HLP, commandant de la 12F.

** La plupart de ces anecdotes ont été rédigées à Goz Beida (Tchad), lors des périodes de calme entre deux missions d'évacuation avec Aviation sans Frontières.


Le pilote: "j’aime le Crusader !" Le Crusader: "moi non plus..."

Ce matin-là le pont du "Clémenceau" était jaune, c’est à dire qu’on ne pouvait revenir à bord par un circuit "à vue". Visibilité réduite, "plafond" à moins de 600 pieds. La procédure était celle du retour individuel guidé au radar, appelée "C.C.A" comme "Carrier controled approach"… J’étais équipier confirmé sur Crusader et je venais de réussir une belle "qualif" à l’appontage*. C’est pourquoi pour cette septième mission à partir du "bord", on m’avait fait confiance. En me demandant cependant de revenir avec une grande marge de carburant pour pouvoir attendre. Une partie de ce carburant toutefois il me faudrait le vidanger au cours de la finale, car l’avion ne peut "prendre les brins" qu’en dessous d’une masse limite.

A 1500 pieds, sans repères extérieurs, pilotant aux instruments – horizon artificiel et "badin"**- je préparais l’avion pour appontage 210 nœuds, crosse sortie, puis train sorti, voilure haute à 190 nœuds avant stabilisation vers 130 nœuds.

-"Lascar 39 attention pour la mise en descente… Début descente, vous ne répondez plus à mes instructions." Coup d’œil au badin: 125 nœuds, coup d’œil à l’indicateur d’incidence: chevron rapide, début vidange: 2500 litres à vidanger…

- "39, par la gauche 5°, cap 095, vous devez lire 500 pieds." Oui, je lis 5oo pieds, oui je suis au 095, je suis toujours aux instruments, je lis 125 nœuds et chevron rapide! Tiens, pourquoi ce chevron rapide ?

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Petite explication simplifiée pour les néophytes :

L'appontage se fait en deux phases : l'approche et la finale. Pour apponter l'avion doit avoir la bonne incidence (c'est à dire le bon angle, ni trop "cabré" ni trop à plat") et la bonne vitesse. En finale d'appontage, le pilote ne doit pas quitter le pont des yeux. Il contrôle alors trois informations qui sont dans son champ de vision: l'indicateur d'incidence, l’optique d’appontage (qui donne la pente que doit suivre l'avion pour apponter) et la ligne blanche sur le pont (qui donne l’alignement).

L'indicateur d'incidence est positionné dans le champ visuel du pilote lorsqu'il regarde le pont du porte-avions. Cet indicateur peut indiquer "chevron lent ou rapide" selon que l'avion est trop lent ou trop rapide, compte tenu de son incidence. Si c'est tout bon, c'est "donut". La corrélation entre indicateur d'incidence et badin (indicateur de vitesse) est vérifiée en phase d'approche. Une fois la finale entamée, il devient très difficile pour le pilote de vérifier le "badin" car il ne doit pas quitter le pont des yeux.



Optique d'appontage (schéma du porte-avion)
et indicateur d'incidence du tableau de bord de l'avion

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J’approche, je vois la mer et commence à chercher dehors quelque chose qui ressemble à un porte-avions sur une mer grise, sans horizon, couverte de nuages gris. Je pilote avec pour seule référence de vitesse, désormais, ce chevron dit "rapide" qu’il va falloir, en réduisant, transformer en "donut."

- "Lascar 39, vous devez lire 300 pieds, à vous pour l’appontage, annoncez miroir."

Là, bien présenté comme je l’étais, je ne pouvais pas ne pas voir le Clémenceau, 36 000 tonnes d’acier sur une mer plate. Mais je ne voyais rien sinon la grisaille… quand l’avion eut un frémissement comme je n’en avais jamais connu… Affrrreueux… !

Je ne sais pourquoi, je jetai un regard sur le badin: 90 nœuds en diminution…!!! Et toujours chevron rapide ; et l’horizon artificiel qui donnait 20° à cabrer! Dans la seconde qui venait l’avion allait décrocher ; c’en serait fait de lui et … de moi. L’instinct éduqué du pilote me fit avoir les bons réflexes, manche sur l’avant pour recoller les filets d’air sur la voilure, plein gaz. Ce faisant je découvris enfin le porte-avions juste devant ; j’étais à 50 m de la mer, en accélération ; au même moment une voix hurlait dans mes écouteurs "plein gaz!"… C’était celle de l’officier d’appontage qui, faute de radio (!!!), n’avait rien pu faire lorsqu’il avait vu arriver ce crouze "mâté"*** comme il n’en avait jamais vu et ne revit jamais…

Dans ces cas d’urgence, la nature m’a fait tel que le calme et la sérénité m’envahissent, me laissant témoin et acteur à peu près efficace. J’annonçai ma double panne - couplé à l’incidence il y aurait dû y avoir un vibreur annonçant vers 110 nœuds que l’on a franchi une limite interdite, mais l’incidence-mètre étant bloqué, le vibreur n'a point fonctionné …

Je refis donc un tour et, avec l’aide de l'officier d'appontage, posai le F8E n° 39 sans encombre. Mon commandant, le capitaine de corvette HLP, grand catholique, rendit probablement grâce à Dieu… et me renouvela sa confiance.

Ce jour-là j’avais appris que l’amour peut être "vache". Le "trente neuf" me l’avait fait bien sentir mais, comme sans doute il m’aimait bien, il m’a finalement donné cet ultime avertissement… La leçon a porté.

Goz Beïda, le 27 octobre 2001.


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* Un bon apponteur n’est pas un pilote "adroit" ; c’est plutôt un pilote discipliné capable toutefois d’exécuter trois ordres à la fois: garder une vitesse, rester sur la pente, maintenir l’alignement.
** badin: indicateur de vitesse
*** "mâté" : "cabré", avion dressé presque à la verticale !

Un miracle peut parfois se produire (1967, Golfe de Guinée, au large d’Abidjan)

Chaleur moite, c’est la fin de l’exercice franco-ivoirien interarmées ALIGATOR. Le ministre de la Défense ivoirien arrive à bord du Clémenceau en hélicoptère, accompagné de notre ineffable ambassadeur. Il est prévu de mettre en vol: 4 Alizé, 4 Crusader, 8 Etendard IV M, 2 Etendard IV.P… et 1 hélicoptère.

Etendard IV M à l'appontage

Commandant du bateau: un Capitaine de Vaisseau surfacier qui n’a découvert l’aviation qu’en prenant son commandement.

Chef Avia: BK dit le Samouraï ("je ne connais la crainte ni pour moi ni pour les autres"), héros de Dien Bien Phu (abattu au-dessus de la cuvette en Corsaire de la 12F en avril 1954 ; a survécu à la "longue marche")

Commandant de la 12F. : HLP

Plafond sur zone : 300 pieds (90 m). Terrain d’Abidjan? Fermé. HLP et BK lui-même interviennent auprès du commandant pour alléger la pontée*. Le commandant reste inflexible. Un ministre à bord: la messe est dite, alors en route les Alizé… en route les Crusader… en route les Etendard… . On ira contre toutes les règles aéronautiques, contre tout bon sens, comme pour une mission de guerre : en prenant tous les risques.

Vert catapultage pour les Crusader: Lascar Rouge Leader, P.A. est catapulté sur la catapulte avant. Lascar Rouge 2 - c’est moi - sur la catapulte latérale. A peine sorti de catapulte, train et voilure rentrés, Leader annonce : "Plafond 200 pieds, pas de Tacan**, je reste sous la couche."

Crusader au catapultage

La météo nous a prévenus: il y a 36 000 pieds de couche et pas de vent, ce qui est ennuyeux sur porte-avions. Catapulté quelques secondes après le leader, j’annonce: "Rouge deux, je confirme, pas de tacan - visuel sur leader." A ce moment, une voix venue du centre opérations du Clémenceau annonce : "Tacan du bord en avarie."

Je rassemble P.A. et me mets en formation serrée sur son intérieur gauche : nous voilà partis pour une heure de vol en formation. Les deux autres crusader rassemblent à leur tour et nous voilà sur un hippodrome, en diamant*** à 300 nœuds (530 km/h) en virage à gauche. Je sais qu’il y a 200 pieds (60 m) entre les nuages et la mer. Je sais que le n°3 est hors des nuages en virage. Je sais qu’entre l’extrémité de mon aile gauche et celle de son aile droite il y a 30 mètres… Je sais donc qu’entre le bout de mon aile et la mer, il reste 30 petits mètres pendant les virages, serrés pour ne pas perdre de vue le "Clem": j’ai confiance en PA, j’ai confiance, j’ai très chaud, et ces nuages gris, sur une mer grise, sans le moindre horizon, cela finit par donner le vertige. Je respire l’oxygène à 100% mais je sens l’évanouissement juste au bout de chaque respiration. Trente minutes, quarante heures, cinquante ans, un siècle à tenir, en formation serrée, aligner deux repères, en prendre un troisième pour être sûr de sa position. Le risque ? S’écarter du leader et toucher l’eau de l’aile gauche… Et puis, la question qui taraude l’esprit: comment se poser avec un plafond à 200 pieds ? Du jamais vu ; et pas de vent, ce qui veut dire : vent relatif dans l’axe du bateau, vent detravers sur la piste oblique…

Pendant ce temps - nous l’apprendrons plus tard - le ministre et notre ambassadeur jouent "à monter et à descendre" sur l’ascenseur aviation, sans s’occuper de ce qui se passe là-haut.

- Lascar rouge, vous vous poserez après les Etendard ˝courts pétrole˝… Lascar rouge présentez-vous pour appontage.

Le miracle se produit : le plafond à ce moment remonte à 600 pieds. Nous nous posons comme nous pouvons. Les combinaisons sont détrempées - chaleur, tension, angoisse même? HLP vient nous accueillir en salle d’alerte. "Ce commandant est un imbécile !" lâche-t-il. Ça nous fait du bien de l’entendre. C’est sa façon de nous dire qu’il est content: content que nous soyons tous là, content de nous aussi.

Pendant le transit retour, il fit un temps aéronautique magnifique, mais nous ne volâmes plus. Le commandant, qui finissait son commandement, avait opté pour le risque zéro (pour ses étoiles…).

Quelques années plus tard, quatre étoiles, il était préfet maritime à Brest…

Goz Beïda, le 8 novembre 2001

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* "Alléger la pontée": diminuer le nombre d'avions

** Tacan: le système de navigation qui nous donne la radiale et la distance du porte-avions
*** Formation "en diamant" : quand les 4 avions forment un losange

Une « évasan » un peu pointue… (2001)

Les anecdotes aéronautiques présentées ici ont été écrites au cours de deux séjours à Goz Beïda, petite ville de l'est du Tchad, en 2001 et 2002. J'étais alors pilote pour Aviation Sans Frontières, au service d'une ONG italienne...

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J’étais sur la terrasse quand le messager survint ; un peu plus de midi, alentour les collines étaient en feu. A Goz Beïda, dans ce coin reculé de l’Est du Tchad, aux confins du Soudan et de la République Centrafricaine, j’étais le pilote d' "Aviation Sans Frontières" au sein de la mission italienne médicale: un petit hôpital, un chirurgien, deux médecins, une infirmière, un homme, trois femmes… et moi et moi, comme dit la chanson!

Arrivé la veille de N’djamena, j’étais pour la première fois seul comme pilote de ce Maule qui m’avait donné tant de soucis et même de frayeurs 8 jours avant, quand son moteur essoufflé m’avait obligé à revenir d’urgence au terrain, trop content d’y arriver lui et moi entiers… Mais maintenant, j’avais confiance: un cylindre neuf, une carburation bien réglée…

J’avais reconnu tous les terrains sauf un, le plus éloigné, à la limite des trois frontières. Je savais seulement que la piste était nouvelle mais ignorais sa position, sa longueur, son état, son orientation… Je ne sais pourquoi, mais en voyant le messager, je sus tout de suite que c’était là qu’on demandait une évacuation sanitaire d’urgence ; j’avais raison. La direction de l’hôpital ne voulait pas que je parte. Trop risqué. Le chirurgien hésitait ; l’infirmière m’y poussait: arrivée la veille avec moi, elle était prête à repartir. J’ai réfléchi cinq minutes. D’un côté beaucoup d’incertitudes, de l’autre une femme enceinte avec de terribles "complicazzione" à 200 kms de là. Je décidai d’y aller ; un infirmier tchadien m’accompagnerait. Par message on demanda au responsable sur place, à Tissi, d’allumer un feu à chaque extrémité de la piste dans un délai d’une heure et demi.

A 13h20 le Maule nous emportait dans une atmosphère turbulente où le vent, la fumée des brûlis et le soleil joignaient leurs effets. Mais je tenais fermement l'avion sur sa trajectoire ; le GPS donnait 65 minutes pour arriver à la position de l’ancienne piste… Sous les ailes, la terre noircie alternait avec le grand serpent de verdure qui suivait les méandres larges d’un oued ; de temps en temps mon "copilote" me passait la bouteille d’eau fraîche, car la gorge était sèche. Au point dit, il n’y avait plus rien à voir ; l’ancienne piste avait disparu. Je fis de larges cercles puis apercevant à quelques kilomètres les cases d’un village, je demandai à l’infirmier si c’était bien Tissi ; son oui encourageant me fit alors survoler le village en un autre large cercle dans lequel on n’apercevait nulle piste, quand j’entendis mon compagnon me dire: "là-bas, fumées… !"

Une minute plus tard je découvris une piste superbe, pourtant bien courte, bordée de grands arbres d’un côté et les deux extrémités de piste encadrées chacune de deux grands et larges arbres, un peu comme les poteaux d’un terrain de rugby où le Maule jouait le rôle du ballon ovale… Gaz réduits, mélange plein riche, hélice plein petit pas, volets 24, puis volets 40: la piste est là, juste devant. Éviter l’arbre de droite, s’aligner, ne pas accélérer, arrondir, réduire, toucher à l’entrée de bande ; maintenant il reste à s’arrêter… C’est juste fait là-bas, tout au bout de cette courte piste. Pari gagné. Moteur coupé. Et c’est cent, deux cents, trois cents personnes enthousiastes qui sortent de sous les arbres.

Le responsable est là. Responsable de la santé, de la piste à laquelle tous ont mis la main pour la terminer le plus vite possible et qui est inaugurée en ce jour. Pendant que l’infirmier s’occupe des malades qui arrivent - car il y a en plus de la femme, un vieil homme en piètre état. J’arpente la piste, note la position GPS, mesure sa longueur - 370 mètres quand 450 sont un minimum - évalue l’obstacle que constituent les arbres de part et d’autre des seuils, détermine l’axe privilégié au décollage, face à l’ouest, car les arbres situés dans l’axe sont plus éloignés. Nous revenons à l’avion: d’un geste des deux mains ouvertes accompagné d’un sourire, je demande à tous de s’éloigner ; ce sont trois cents sourires qui y répondent (quel financier connaîtra un tel retour sur investissement dans un délai aussi court ?) tandis qu’autour de l’avion le cercle s’agrandit. On retourne l’avion où les deux malades ont été installés.

En route le moteur, actions vitales effectuées, un dernier signe aux spectateurs. Le soleil dans les yeux, je mets plein gaz, 24°de volet et lâche les freins. Le bout de la piste arrive vite, l’avion peu à peu s’allège: j’ai confiance mais ne quitte pas des yeux l’embut de rugby ; bout de piste, l’avion a décollé, je le tiens au pied et au manche, la main droite sur la manette des gaz ; ça y est, l’embut est passé ; reste l’obstacle des grands arbres dans l’axe un peu plus loin…Lui aussi bientôt dépassé.

Retour agité avec une visibilité réduite par le soleil. Mon copilote vomit… Trop d’émotions peut- être… 16h20, nous voilà à Goz Beïda. A 18h30 la femme est délivrée de son enfant mort trois jours plus tôt en son sein d'où n’émergeait qu’un petit bras inerte… La mère est sauvée… mission accomplie.

Goz Beïda,le 26 octobre 2001.

Mission impossible, retrouvailles improbables… (1969)

Le commandant de la Flottille, "Mike" ou "le grand Mike", 1m85, 85kg. Blond, les yeux bleus délavés, qui faisait croire qu’il était très dur mais en réalité très attentif. Nous nous sommes toujours très bien entendus, une relation de frère aîné à cadet dans le meilleur sens du terme. Très différents mais complémentaires dans le service. Très sûr en vol, il appréciait le fait que je le sois aussi pour moi comme pour les autres. A 28 ans j’étais encore jeune pilote mais déjà chef de patrouille avec toutes les qualifications, et chef du service opérations de la Flottille.

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Interrompu pour une évacuation sanitaire un jour de novembre 2001, j’ai attendu ce mois de juin 2002 pour continuer le récit de cette anecdote, d’être de retour à Goz Beïda. Je le fais avec le Mont Blanc tout neuf, offert avec avance pour la fête des pères.

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Ce jour-là de juin ou mai ou avril 1969, la Marine devait démontrer qu’avec un bateau en guet radar très au large de Brest, elle était à même d’intercepter un avion volant à Mach 2 à 40 000 pieds supposé armé d’une bombe nucléaire destinée à Brest. Les acteurs étaient en place: très loin à l’ouest un Mirage IV de la F.N.S. (Force Nucléaire Stratégique) avec son KC135 Ravitailleur (Boeing 707 transformé en citerne volante). La F.L.E. (Frégate Lance Engin) Suffren, indicatif radio: "Sierra Uniform", commandée par le capitaine de vaisseau T. à 100 ou 150 nautiques au large de Brest. Deux Crusader de la Flottille sur la base aéronavale de Landivisiau, "armés" de 2 maquettes de missile Matra 530. Chef de patrouille: moi-même ; n°2 : Premier Maître Francis ; indicatif radio de notre patrouille: Lascar Vert!

Les attaquants:
un Mirage IV (supposé armé d'une bombe) et son ravitailleur

Les défenseurs:
une base, une Frégate, deux Crusader
(sources photos couleur: ici, ici, ici et)

L’ennui c’est que ce jour-là tous les terrains étaient fermés pour cause de météo. Le vol devait consommer beaucoup de carburant et il n’y avait pas de ravitailleur en vol pour nous.

A la Préfecture maritime, on entendait déjà les ricanements de l’Armée de l’Air… La pression était forte sur les "OPS" (le personnel au sol responsable des opérations) de la B.A.N (Base aéro-navale). Car vous l’avez compris, le véritable adversaire était français dans cette guerre des boutons franco-française. Il n’y avait pas de miracle à attendre: le socle nuageux collait au sol. Restait l’impossible: Lascar vert, faites de votre mieux!

Enfreignant toutes les règles aéronautiques, comme pour une mission de guerre, les 13,5 tonnes de métal rompirent le silence dans lequel baignait la base. A peine décollé, j’entrai "dans la couche". Vert 2 suivait. Nous étions en vol pour régler une difficulté après l’autre: d’abord réussir la mission. C’est vers 30-35 000 pieds que nous avons trouvé le soleil ; puis établi le contact avec le Suffren. Disposés "en râteau à deux dents", nous n’eûmes pas longtemps à attendre: un "bandit" volant à Mach 2 était annoncé au Nord-Ouest de Brest. Il nous fallait nous aussi accélérer pour contrer ses manœuvres évasives.

- "Lascar vert, gate!" (post-combustion, PC) nous ordonne l’officier d’interception… Eh oui, c’est beaucoup de carburant consommé, mais faut ce qu’il faut. Mach 1, mach 1,2, mach 1,4... Vitesse de rapprochement mach 3,4 soit 6 kms par seconde…

Le "bandit" perçoit nos ondes radar et fait un crochet que nous controns. C’est du rugby. Il lui faut passer entre les 2 poteaux: Vert Leader, Vert 2 ; mais les poteaux ne sont pas fixes: contact à 25 nautiques, je prends l’interception à mon compte. Quelques secondes pour "verrouiller radar", verrouiller "missile", entrer dans le domaine de "tir", annoncer "missile parti": "Bravo Zoulou*" pour les verts. J’annonce au 2: "coupure PC, régime économique pour rentrer" (ou essayer de rentrer).

- "Sierra Uniform de Lascar Vert Leader: autorisation de contacter Menhir Radar… " qui nous confirme que les terrains sont "rouge météo" mais nous informe que "Landi" va tenter de nous "prendre". Traduire: "Landivisiau vous demande de tenter de vous poser." Cette fois il appartient au "leader" de tenter en premier car nous sommes en dehors de tous les clous. Nous sommes dans la masse de nuages et je commence la descente. C’est alors que j’entends la voix du chef OPS, le capitaine de frégate J., ancien commandant de la Flottille "Corsaire", me dire :

- "Lascar vert, vous allez tenter de vous poser, mais si à 100 pieds vous ne voyez pas le sol, vous remettrez les gaz."
- "Lascar vert leader, bien compris, 100 pieds." 100 pieds… soit 30 m, et les arbres qui poussent parfois à 20 m ! Ils sont fous ces "Pingouins"**!

A 100 pieds je vis le sol, je vis même la piste. Je me posai et Francis en fit autant une minute après. Le Grand Mike eut un sobre : "C’est bien, t’as fait la mission" et je partis rédiger le message de compte rendu, laudatif - on est chevalier du ciel, pas gonfleur d’hélice - pour le Suffren. Il n’y eut aucun retour, aucun "Bravo Zoulou pour les lascar", pas d’invitation à venir déjeuner au carré ou chez le commandant de la Frégate.

Il faut dire que ce Commandant était le directeur des études qui en 1962 - avril 1962- m’avait mis 10 jours d’arrêt de rigueur sur la Jeanne d’Arc pour "tenir des raisonnements d’intellectuel de gauche" (je lui avais dit qu’un officier devait connaître la réglementation pour savoir quand il en sortait…), 10 jours dans un local non climatisé, au-dessus des chaudières du vieux croiseur entre Djibouti et mer Rouge… Un mois après, à Brest, il m’avait reçu pour me tenir ces propos: "Je vous adresse mes félicitations pour votre régularité: entré dans les derniers à l’Ecole Navale, sorti dans les derniers de cette même école, j’ai le plaisir de vous annoncer que vous sortez dans les derniers de la Jeanne d’Arc."

69, 62… Lascar vert leader, "intellectuel de gauche" "plutôt médiocre"… Ce vol est pour toutes ces raisons gravé dans ma mémoire comme un moment de bonheur... et de revanche!

L’estime de Mike et du Capitaine de Frégate J. me suffisait. Elle me suffit encore.

Goz Beïda, le 17 juin 2002.

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*"Bravo Zoulou" : terme de code signifiant "bien joué, wesh!" en langage aéro
**Pingouins : surnom des personnels de toutes spécialités servant dans l’aéronautique navale